Propulsion ionique, genèse d’une recherche émergente
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Nicolas Binder est professeur et chef du groupe de recherche Turbomachine et Propulsion à l’ISAE-SUPAERO. Il mène pour l’Institut, en collaboration avec des partenaires académiques européens, le projet IPROP, pour Ionic Propulsion In Atmosphere.
Cette recherche exploratoire, dont l’Institut de Mécanique des Fluides de Toulouse (IMFT) et l’ISAE-SUPAERO sont les moteurs, n’aurait peut-être pas vu le jour sans une part de hasard.
La curiosité scientifique, les rencontres humaines et le hasard peuvent-ils être des facteurs déterminants dans l’exploration d’une piste de recherche jusque-là délaissée par la communauté scientifique ?
Les travaux menés actuellement par Nicolas Binder au sein du département aérodynamique et propulsion (DAEP) semblent valider cette hypothèse.
Une affaire de rencontres
Spécialiste de la dynamique des fluides et de la propulsion aéronautique, le chercheur s’est tout d’abord intéressé par curiosité scientifique à la suite des travaux de recherche d’un élève ingénieur, Nicolas Monrolin (E2015).
« On n’était pas dans l’incrémental de moteur classique, on était au-delà, j’étais curieux de voir la suite », nous confie Nicolas. Puis il a gardé contact, parce que le courant passait bien entre eux et puisque ces travaux de recherche portaient sur des systèmes propulsifs de rupture.
Par la suite, en 2018, le chercheur assiste à la brillante soutenance de thèse de l’ancien élève, désormais à l’IMFT. Une semaine après son Directeur de thèse, Franck Plouraboué, a appelé l’ISAE-SUPAERO à la recherche d’une soufflerie haute vitesse. Après des essais infructueux, le hasard a fini par le faire tomber sur Nicolas Binder, la personne du labo intéressée par ces travaux disruptifs.
« Cette soutenance est le point de départ de la création d’un véritable pôle multi-physique électro-hydro-dynamique au DAEP. Pour moi, c’était au début un vrai sujet de curiosité scientifique, puis on a commencé à travailler ensemble, à monter des projets à deux, puis à 3 avec l’Institut P’ de Poitiers. On a finalement intégré le consortium européen IPROP sur la propulsion ionique avec l’École Polytechnique, l’Institut Van Kármán en Belgique, l’université de Milan pilote du projet, et d’autres universités italiennes pour développer un axe de recherche complet et là ça a commencé à prendre de l’ampleur », explique Nicolas Binder. Une aventure scientifique inattendue commençait.
L’Institut comme référence en propulsion classique
La maîtrise de la propulsion classique est une force du groupe de recherche Turbomachine et propulsion au DAEP. Cette maîtrise permet d’avoir une base de référence pour évaluer le degré de performances des expérimentations.
Le principe de la propulsion ionique est de créer un plasma, autour de deux électrodes de taille différentes, entre lesquelles on applique une forte tension. Des ions s’échappent de ce plasma, et sont accélérés par l’intense champ électrique vers la seconde électrode. Ces ions subissent un grand nombre de collisions avec les molécules d’air neutre qui les ralentissent, ce qui induit un nuage ionique entre les deux électrodes. Cette zone chargée électriquement est à l’origine de la force de poussée qui s’applique sur les électrodes. L’objet de cette recherche est de comprendre l’ensemble des paramètres qui rendent, pour le moment, ce procédé inefficace. Ce dispositif génère pour l’instant une trainée supérieure à la poussée qu’il induit pour des vitesses de vol modestes. Il y a matière à travailler sur ce sujet pour augmenter la densité de poussée à basse vitesse, et surtout voir si elle évolue favorablement dans les hautes vitesses, comme semblent le montrer les équations.
« Il y a une chance que le processus de poussée soit activé par la présence de l’écoulement extérieur à haute vitesse, on a encore besoin de temps pour développer l’instrument de mesure, car il s’agit d’une véritable recherche exploratoire. Essayer de mesurer cette poussée à haute vitesse, n’a jamais été fait, ce banc d’essais ici à l’ISAE-SUPAERO est unique », confirme le scientifique.
IPROP, un Projet européen pour aller toujours plus loin
Le projet IPROP est inscrit dans le cadre Horizon Europe Pathfinder, et vise à élever le niveau de maturité des propulseurs ioniques atmosphériques pour l ’aéronautique. Les propulseurs ioniques, sans parties mobiles, sont gages de robustesse et de propulsion silencieuse. Il s’agit d’un champ d’investigation émergent dans le contexte de l’électrification des avions et du transport aérien à faible émission de carbone.
Dans le consortium européen, l’ISAE-SUPAERO est responsable de la partie expérimentale à haute vitesse et collabore étroitement avec l’IMFT et Franck Plouraboué spécialiste de la simulation numérique. À cette collaboration s’ajoute l’École Polytechnique qui travaille sur un nouveau dispositif d’électrodes capable d’envoyer davantage d’ions dans l’écoulement pour essayer de renforcer la densité de poussée. Ces électrodes vont être expérimentées sur le banc de l’ISAE-SUPAERO pour réaliser des mesures de champs électrique ambitieuses et des mesures laser de l’écoulement.
L’équipe française prend en charge la partie couplage vitesse extérieure de l’écoulement et le développement de nouvelles électrodes. Chacun développant sa spécificité pour les regrouper sur la manip de l’ISAE-SUPAERO. Des indications commencent à se dessiner, les tendances sont encourageantes, mais elles ne sont pas encore assez précises pour faire l’objet de publication.
Les autres universités travaillent sur la conception d’un démonstrateur à petite échelle intégrant ces dispositifs de propulsion optimisés. À terme, ce projet a pour objectif de concevoir un dirigeable stratosphérique à échelle réelle et de grande autonomie grâce aux propulseurs ioniques alimentés par énergie solaire. Des dirigeables pouvant se substituer à de nombreuses fonctions satellitaires, comme les télécommunications ou la télédiction avec des coûts plus faibles et l’avantage d’être récupérables, le tout avec un impact environnemental réduit.
« Si les premiers résultats se montrent encourageants, il sera alors possible de lancer une recherche sur la co-propulsion. Le système ionique pourrait être couplé à une propulsion classique, éteint au décollage et activé en altitude en régime de croisière quand les besoins de poussées sont moins importants. Il pourrait diminuer la part des moteurs thermiques ayant des rendements largement perfectibles. Mais il y a certainement de nombreuses applications auxquelles on ne pense pas encore et qui pourraient être envisagées à haute vitesse et en haute altitude », conclut Nicolas Binder.
L’étude de cette technologie ouvre un large champ scientifique qui couvre la recherche fondamentale sur la production d’ions, son couplage avec l’écoulement de l’air, l’optimisation des électrodes, l’intégration sur aéronef, et plus encore si le hasard vient à s’en mêler.